La Traversée Broughton - Pangnirtung
Par le glacier du Couronnement et la vallée de la Weasel
Mars - Avril 1982
Le village de Broughton s'appelle aujourd'hui Qikiqtarjuaq
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Ce raid à skis avec pulka a été effectué à une époque où la Terre de Baffin était, sinon inconnue, du moins extrêmement peu fréquentée par les Européens en général, et les Français en particulier. L’agence Grand Nord Grand Large, qui a beaucoup contribué à faire connaître les régions nordiques aux Français dans les années 90, n’existait pas encore. La pulka elle-même n’était connue qu’en Scandinavie et au Canada, et son usage le plus souvent limité au transport des enfants dans des régions enneigées. Partir à skis pendant un mois en autonomie en tirant une pulka était une aventure peu commune au début des années 80.
A cette époque, en consultant la revue suisse «Montagnes du Monde», j’ai découvert deux articles consacrés à des explorations estivales de la péninsule de Cumberland, en Terre de Baffin, montrant en particulier des photographies du Mont Asgardet de Thor Peak.
Le glacier Turner et le versant nord-est du Mont Asgard -11 avril 1982.
Je ne soupçonnais pas que de telles montagnes existaient dans le Grand Nord et j’ai tout de suite souhaité aller les voir sous la neige. Mais comment y aller? En 1980, nous avons testé sur le terrain les avantages de la pulka lors d’une petite expédition au Spitzberg (Voir sur ce site). Convaincus qu’elle permettait de visiter certains endroits inaccessibles, nous avons décidé de l’utiliser pour explorer le Cumberland. Ainsi est née cette expédition, qui fut l’une des premières organisée en Terre de Baffin avec une pulka. La traversée a été effectuée par une équipe de 5 personnes en autonomie totale.
Accès
Tout l’itinéraire se déroule à travers le Parc National Auyuittuq, entre les villages de Broughton (Qikiqtarjuak) et de Pangnirtung. Ces villages sont desservis deux ou trois fois par semaine par des lignes aériennes régulières au départ de Montréal (aujourd’hui au départ Ottawa), avec une escale à Frobisher Bay (appelé maintenant Iqaluit), capitale du Nunavut.
A Broughton, il faut, avant de partir, se faire enregistrer auprès du Parc National, en payant une taxe individuelle. A Pangnirtung, on doit impérativement signaler son arrivée au Parc sinon ils vous croiront perdus et engageront des recherches. Au départ, on peut rejoindre à skis le front du glacier du Couronnement, distant de 75km. Ce parcours sur la mer gelée est exposé à la rencontre d’ours polaires. On peut aussi se faire déposer en motoneige au point de départ ; il est facile de trouver un pourvoyeur à Broughton pour effectuer cette dépose
Rive droite du glacier du Couronnement près du front - 1ér avril 1982.
Cartographie et orientation
Rappelons que le GPS, Internet et les diverses formes de téléphones portables n’existaient pas en 1982. Nous avons simplement utilisé la boussole, les cartes et les photographies aériennes. Attention à la déclinaison magnétique qui est importante et doit être vérifiée à chaque voyage. Les cartes canadiennes au 1/250.000ème sont de bonne qualité mais leur échelle ne permet pas d’établir un itinéraire avec précision. Quant aux cartes au 1/50.000ème, elles n’ont été mises en service que 10 ans après ce voyage. Par contre, il existe une série de photographies aériennes en noir et blanc, à une échelle voisine du 1/50.000ème, qui sont d’excellentes qualités et valent toutes les cartes.
Elles permettent de repérer les crevasses, les accidents de terrain et ne comportent aucune erreur. C’est sur ces photos que nous avons déterminé l’itinéraire du glacier du Couronnement que nous ne connaissions pas du tout et qui s’est avéré superbe. Ces photos étaient en vente libre auprès du Ministère de l’Energie, des Mines et des Ressources du Canada, aujourd’hui, on peut les acheter sur Internet.
Matériel
L’ensemble du matériel était très voisin de celui utilisé aujourd’hui, plus de 30 ans après. La nouveauté cette année, je devrai dire la révolution, ce sont les tentes à arceaux courbes hémisphériques, le modèle isotherme Rundho Extrême fabriqué par la firme norvégienne Helsport étant sans doute la meilleure tente d’expédition jamais fabriquée.
Matériel de camping avec tentes hémisphériques à arceaux courbes, matelas isolants type Karrimat, sacs de couchage en duvet ou en fibre synthétique, réchauds à essence MSR. Vêtements Goretex et fourrure polaire, matériel de sécurité pour progresser sur un glacier crevassé, fixations de skis à débattement vertical, peaux encollées, pulkas norvégiennes Fjellpulken.
Sur le glacier du Couronnement près de la Tour du Couronnement - 4 avril 1982.
Sur le glacier du Couronnement - 3 avril 1982.
Rien de vraiment différent du matériel des années 2010, à l’exception bien sûr du GPS et des divers téléphones. Quelques particularités cependant. Nous avions des skis Fischer Expédition de 210, munis de peaux autocollantes, indispensables pour tirer une pulka.
Chaussures hivernales en cuir avec semelle Vibram et chausson intérieur fourré. Surbottes hivernales doublées. Les crampons sont nécessaires pour progresser sur les lacs gelés de la Weasel Valley dont la surface est un véritable miroir. Ils peuvent aussi être utiles sur les fjords selon les conditions.
A l’usage, ce matériel s’est révélé bien adapté aux conditions rigoureuses du printemps canadien.
Une exception cependant, les sacs de couchage en duvet ne supportent pas l’humidité et le givre qui se déposent à l’intérieur de la tente. Les plumes s’agglutinent entre elles pour former des boules de glace qui vident les compartiments de leur garnissage. Il faudra repenser cette partie de l’équipement.
En ce qui concerne les ours, il est interdit d’être armé dans le Parc National Auyuittuq. Nous avons donc évité le parcours maritime sur la côte nord au départ de Broughton.
Les pulkas et le matériel ont été expédiés depuis la France jusqu’à Broughton en fret aérien. Dans l’ensemble, nous avons bénéficié de conditions météorologiques assez moyennes, avec plusieurs journées de ciel couvert mais une seule de brouillard épais. Comme prévu, la vallée de la Weasel est ventée. Le froid est intense et permanent. Nous avons effectué des relevés de températures sérieux (un météorologiste figurait dans notre équipe). La température maximale a été de -15° le 11 avril. Par contre, nous avons connu 10 journées avec des valeurs inférieures à -30° dont -35° le 17 avril. Cette permanence du froid nécessite évidemment, outre un équipement adapté, une certaine rigueur de comportement.
Montée du glacier du Couronnement, passage devant la Tour - 5 avril 1982.
Le carnet de route
29 et 30 Mars – Broughton et le fjord du Couronnement
Nous quittons Montréal le 29 mars avec le vol régulier de la First Air pour Broughton. L’avion survole le fjord de Pangnirtung et la vallée de la Weasel, montrant des vues superbes de Thor Peak et du Mont Asgard.
Ces montagnes et ces vallées, qu’aucun d’entre nous ne connaît, ont vraiment l’air grandiose. Arrivée à Broughton dans la soirée, je trouve le temps un peu frais et boucle ma veste en duvet. La station météo de l’aéroport est à deux pas et nous allons consulter le thermomètre règlementaire, disposé horizontalement à 2m du sol dans une caisse blanche ventilée. Bref, la mesure parfaite. Il indique -37° ce qui nous met tout de suite dans l’ambiance Baffin. Gros soupir de soulagement en retrouvant les pulkas dans un local de l’aéroport. Après avoir acheté de l’essence pour le dîner et pris rendez-vous avec Pauloosie* pour notre transport du lendemain sur le fjord, le premier camp est dressé, de nuit, à 50m de l’aéroport, au bord de la mer gelée. Dans la soirée, la température descend à -38° mais les enfants du village sont dehors et courent partout en jouant au ballon et en criant. Ils ont vraiment la santé et la forme !
Thor Peak et la vallée de la Weasel - 14 avril 1982.
Le jour suivant, achat d’essence pour le réchaud, chargement des pulkas sur deux grands traîneaux Inuits et départ vers le fjord du Couronnement, tirés par deux motoneiges. Immobiles sur les traîneaux durant plus de 3h, nous avons froid, bien que le thermomètre soit remonté à -25°. Il y a plusieurs ralentissements car les motoneiges ont des difficultés pour tirer leurs charges dans la neige fraîche. Arrivés sans trop d’ennuis au front du glacier du Couronnement, les motoneiges regagnent Broughton et nous sommes seuls pour 3 semaines. Le second camp est dressé sur la mer gelée, un dîner chaud nous remet en forme, le moral est là, nous sommes prêts.
Sur le glacier du Couronnement devant la Tour - 5 avril 1982.
31 mars au 4 avril – Le glacier du Couronnement
Le front du glacier du Couronnement - 31 mars 1982.
Le temps est toujours parfait le lendemain. Le front du glacier se présente sous la forme d’une paroi de glaceverticale de 15m de hauteur et 2km de largeur. Exploration sans les pulkas pour trouver un passage dans cette barre de glace verte.
On en trouve un qui paraît «faire». Il «fait», mais deux passages raides nécessitent de tracter les pulkas une à uneavec la corde. Arrivée de toute l’équipe sur le glacier et installation du camp à 1,5km du front. Devant nous, le glacier du Couronnement s’étend en pente douce, sans crevasses, il n’y a plus qu’à le suivre pendant 50km.
Trois jours durant, nous le remontons assez lentement en raison de la charge des pulkas et de la trace à faire dans la neige fraîche. Paysages superbes avec de très belles parois rocheusessur les deux rives du glacier. Pendant ces journées, le temps est beau mais les températures descendent tous les soirs au-dessous de -30°. Le 4 avril, le ciel est clair mais un vent de face se lève vers midi. Le froidest éprouvant.
Franchissement du front du glacier du Couronnement avec les pulkas - 31 mars 1982.
Froid ! - 4 avril 1982.
Nous arrivons au pied de la grande tour rocheuse dominant la rive gauche du glacier. Cette tour, haute d’au moins 400m, visible de très loin, sans nom sur la carte, nous l’appelons «Tour du Couronnement». Le camp est monté vers 900m d’altitude, au pied de la tour, dans un site superbe et une ambiance froide. Un grand souvenir, mais un souvenirglacial avec -34°.
5 au 7 Avril – La calotte de Penny
Très beau temps calme le 5 avril. Le vent de la veille a balayé la neige fraîche et les pulkas glissent sur la neige gelée. Heureusement, car on commence à monter sur la calotte de Penny, ultime vestige de l’immense calotte de glace de Laurentide qui recouvrit tout le nord du Canada il y a 18.000 ans. Le paysage change complètement, nous sommes sur une calotte glaciaire sans aucun repère et apercevons quelques crevasses. Camp vers 1600m sur la calotte de Penny. Le jour suivant, le temps se couvre en début d’après-midi. La calotte de Penny est franchie vers le sud dans le brouillard, à une altitude voisine de 2000m.
Sur la calotte de Penny - 6 avril 1982.
L’entrée du glacier Highway est invisible et le camp est dressé en un lieu inconnu. Le jour suivant, un épais brouillard se maintient. On reste sur place car on ne sait pas où l’on est, et comme on ne voit rien, il n’y a pas moyen de savoir où aller! La situation s’améliore en fin de journée et nous partons faire une reconnaissance vers le sud. En soirée, constatant que nous avons raté le glacier Highway, nous décidons de rejoindre la vallée de la Weasel par le glacier Norman. Ce sera une bonne idée.
8 au 10 avril – Du glacier Norman au glacier Turner
Le beau temps revient le 8 avril. Après avoir fait le point sur la carte, départ vers le sud et très belle arrivée au col Norman. Magnifique descente du glacier Norman et camp sur le glacier. Nous sommes un peu inquiets par l’état des pieds de Bernard qui ont mal supporté les journées froides sur le glacier du Couronnement. Le camp reste en place le lendemain et nous partons à 4, sous un ciel gris, vers le sommet de Tête Blanche, au nord du camp. Nous verrons le sommet sans l’atteindre car la pente terminale est raide, et surtout en glace vive.
Camp sur le glacier Turner face au versant nord-est du Mont Asgard - 11 avril 1982.
Retour au camp où Bernard a reposé ses pieds. Poursuivant la descente du glacier Norman, la vallée de la Weasel est rejointe à Glacier Lake. Il s’agit maintenant de remonter le glacier Turner pour gagner le massif du Mont Asgard. Très dure ascension du glacier Turner dont la pente est forte pour les pulkas. Le camp est établi au confluent du glacier Turner et du glacier de Parade, au pied de la faceest de l’Asgard.
11 et 12 Avril – Autour du Mont Asgard
Le ciel se dégage un peu mais les sommets restent cachés. Laissant les pulkas au camp, nous partons faire le tour du Mont Asgard. Cette montagne, avec son sommet de forme cylindrique, est superbe de tous les côtés. La face nord est grandiose mais on ne voit pas le sommet, et le retour au camp s’effectue par le glacier de Parade. Le passage à la base de la face ouest du Mont Iviangernat est aussi impressionant que l’Asgard. Le temps demeure couvert le jour suivant consacré à une petite ascension sous le Mont Alvit et des photos du versant est de l’Asgard. Ce tour du Mont Asgard est une courseexceptionnelle, hélas effectuée dans des conditions de visibilité assez médiocres. Il faudra revenir !
Le Mont Asgard - 12 avril 1982.
13 au 15 Avril – La vallée de la Weasel
De G à D: Mont Iviangernait, glacier de Parade, col de Parade et Mont Asgard - 12 avril 1982.
C’est le 13 avril, par beau temps, que nous quittons l’Asgard pour descendre le glacier Turner et rejoindre la vallée de la Weasel. Le vent se lève, il fait froid et la traversée des lacs (Glacier Lake et Summit Lake) est très pénible. Le col de Pangnirtung, appelé maintenant Akshayuk Pass, qui sépare Owl Valley au nord, de la Weasel Valley au sud, est connu pour la fréquence et la violence des vents qui le balaient.
Des pointes à 175km/h y ont été relevées! Après avoir déjeuné à l’abri de la cabane située à Summit Lake, la descente de la Weasel se poursuit et le camp est monté au pied du Breidablik Peak. Il y a toujours beaucoup de vent dans la vallée, il fait froid et le montage du camp est difficile. La descente de la Weasel se poursuit le lendemain. Beau temps mais il y a toujours du vent. La rivière est gelée et nous devons mettre les crampons pour marcher à plat. Dans ces conditions, les pulkas glissent si bien qu’on a l’impression qu’elles ont disparu! Magnifique passageau pied de la face ouestde Thor Peak, dont la partie supérieure est en surplomb au-dessus de la vallée.
Thor Peak domine la vallée de la Weasel de 1200m - 14 avril 1982.
Descente du glacier Norman - 8 avril 1982.
Une quinzaine d’années plus tard, cette particularité vaudra à Thor Peak de devenir un haut lieu du saut en chute libre (base jump). Grande ambiance froide et ventée. Au pied du Mont Sif, le vent faiblit. Beau temps sans vent dans la soirée et camp dans un site magnifique, entre le Mont Sif et le Mont Odin. Le beau temps continue le lendemain et le vent a enfin disparu, quel bonheur! La descente des Schwartzenbach Falls gelées, au milieu de gros blocs derochers, nous oblige à remettre les crampons. C’est le seul passage un peu technique de la traversée. Arrivés dans la basse vallée de la Weasel, le camp est établi au bord de la mer, près de la cabane Overlord.
Dans la vallée de la Weasel, descente des Schwarzenbach Falls - 15 avril 1982.
16 au 18 Avril – Le fjord de Pangnirtung
C’est au matin du 16 avril que nous commençons à descendre le fjord de Pangnirtung. Beau temps, les pulkas sont devenues légères et glissent très bien sur la glace du fjord. Un camp est installé sur la presqu’île de Kunguk Pen, 12km avant le village de Pangnirtung.
Nous disposons encore d’une journée pour faire une belle ascension sans les pulkas, en montant sur un petit sommet sans nom de 1000m d’altitude, situé sur la rive gauche du fjord, en face du camp. Nous gagnons Pangnirtung au milieu des hummocks dans la matinée du 18 avril sous un ciel serein. Le lendemain, l’avion de la First Air nous ramène à Frobisher Bay puis à Montréal.
Deux skieurs et leurs pulkas franchissent les hummocks du fjord de Pangnirtung devant le village - 18 avril 1982.
Epilogue
A Pangnirtung, nous apprenons auprès des gardes du Parc National Auyuittuq que le glacier du Couronnement a été parcouru pour la première fois en avril 1981 par une équipe canadienne. Nous avons donc effectué le second parcours du Couronnement. Par la suite, la traversée Broughton (Qikiqtarjuaq) - Pangnirtung est devenue une classique du ski avec pulka et diverses agences de voyage, dont GNGL, l'ont mise à leur programme dans les années 90. Mais nous avons été les premiers français, et sans doute les premiers non-canadiens, à pousser nos spatules autour de l'Asgard.
* Pauloosie : Grande figure du village de Broughton dans les années 70/90. Ami de Jean-Luc Albouy, fondateur de l'agence GNGL, Pauloosie est décédé en 2004.
Marc Breuil, Jacques Giraud, Bernard Lafore, Gérard Le Gallic et Claude Pastre ont réalisé cette traversée du 29 mars au 18 avril 1982.
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